SALIES-DE-BEARN
Chateau de Bellocq en Bearn
LA DAME DE BELLOCQ
- BLEUE ET LA NEIGE (LIVRE 21) -

Je ne saurai jamais si ce février-là fût plus froid et glacé que ceux qui précédèrent et ceux qui le suivirent. Toujours est-il, c'est vrai, qu'il neigea d'abondance sur toute la campagne durant plus de trois nuits. Au deuxième matin, la route principale qui conduisait au monde fut coupée en tous sens renvoyant à leurs feux les habitants perdus. Et le silence prit. Il imposa des règles qui venaient d'autrefois.

Aux premières lueurs, Bleue fit chauffer de l'eau qui servirait au thé. Ensuite, auprès d'un âtre qui peinait à rougir, blottie au sein des anges, elle but un café fort, sans sucre, sans sourire, des manches de son pull seuls dépassaient ses doigts qui guidaient prudemment la porcelaine aux lèvres.
Le chat réapparut, quémanda sa pitance, et au fil des minutes, les coupelles chinoises se remplirent de cendres et quand elles étaient pleines, elles était remplacées.

Bleue avait vu la neige et redoutait la suite.
Bleue reprit un café et elle parla peu.
Ses sourcils à la charge descendirent du front à l'assaut de ces yeux. Ses plans seraient enfouis, repoussés à quand sait. Le nez dans la cannelle, je me faisais petit.

La neige s'obstinait à semer ses enfants. Et elle continua après notre réveil à recouvrir les champs, à s'agripper aux arbres. Elle figea les eaux, elle surprit les collines et elle ne cessa pas quand le bronze chanta les heures que l'on sait.
Nous avions, Bleue et moi, ce jour, un rendez-vous, une affaire importante. Des gens nous attendaient à quelques kilomètres, soixante ou à peu près. Mais soixante trop loin. Bien sûr, Bleue essaya d'avertir ces personnes de la difficulté d'une telle entreprise. L'appel ne passa pas et ne resta à Bleue que ses cafés, ses craintes, ma présence et surtout, ses projets en déroute.
Par la radio locale on eut confirmation de la paralysie qui frappait un pays fort peu habitué à cette climatique.

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De l'étroite fenêtre de cette pièce sombre, je regardais la cour.
D'où j'étais accoudé, au-delà de la vitre qui restait sans buée, les bâtiments voisins s'éloignaient à mesure que les tuiles des toits acceptaient de grandir. Et le ciel était bas, le ciel allait tomber, le ciel était à terre.
Je souriais un peu de ce cloître imposé. J'encourageais la glace à en dresser des murs plus hauts et plus solides qui nous protégeraient des Cassandre rôdeurs.

Le tissu qui encadrait l'embrasure était pourpre et il se parait d'or à la lueur des flammes que Bleue multipliait.
Bleue aimait les bougies, en disposait partout, et toujours avec science.
Pas un coin de chez elle qui n'eut son chandelier. Aux marches d'escalier, à l'étage, au jardin, pistes de danse à feux de fer ou de cristal, elles veillaient sur l'endroit comme des sentinelles. Et quand l'obscurité se montrait trop pressante, de tous ces porte-flammes naissaient des papillons qui animaient les verres disposés en parade au buffet du salon.

Deux heures avaient passé depuis notre lever. La prudence dictait une inaction pesante mais puisque elle était, là, forcée à l'immobile, Bleue désira alors de la lecture fraîche. "Futile, honteuse et vaine", précisa-t-elle bien. Elle m'expliqua pourquoi, et je crus ce pourquoi.
Le bourg où nous étions n'avait plus de commerces exceptée une auberge où nous n'allions jamais. Un local qui jadis offrait le nécessaire avait fermé très vite après que Bleue eut pris une maison ici.
Nous irions donc à pieds jusqu'un village proche en quête de ces livres dont Bleue avait envie et nous retournerions, après, dedans sa chambre, pour consommer en chaud le papier imprimé.

Et Bleue s'en délectait, d'avance et un peu trop, et nous nous préparâmes à affronter dehors.
Elle passa son manteau de peau de couleur claire, se coiffa d'un béret, m'en confia un, aussi. Féminin-blanc le sien, traditionnel pour moi, quoique orné joli d'un motif exotique.
Les cheveux longs de Bleue brodaient sur ses épaules des volutes de blond posés en demi-lune. Une écharpe de laine réchaufferait sa gorge et les mains que j'aimais se couvrirent entières de gants de nulle part.

Bleue raviva le feu, sacrifia une bûche. Elle déplaça les tasses et souffla les bougies.

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Malgré la cheminée la maison était froide, aussi l'air de la rue ne nous attrapa guère.
Bleue n'eut aucun regard pour la masse de neige en forme de voiture, rangée sous le tilleul qui pliait sous le blanc. Elle venait d'acquérir un nouveau véhicule ; celui qui avait vécu nos tous premiers chapitres agonisait ailleurs.
Coïncidence peut-être, mais au moment précis où disparut l'ancien, bien des choses précieuses fonctionnèrent moins bien. Alors, des sentiments qui semblaient absolus se mirent à rouiller ou à fonctionner mal, et bientôt, au printemps, les pièces essentielles partiront à la casse des grâces inutiles.

Nous fîmes quelques pas pour juger du tapis que la nuit avait fait.
Il était là, sans tache, et personne avant nous ne s'y était osé.
Bleue souriait enfin, elle parlait, aussi et ses mots s'enfuyaient sur des petits brouillards.
Le village, d'ordinaire déjà si calme et plat, paraissait plus que vide et ne bougeait plus pierre.

Et sous ce ciel de gris, au niveau de l'église, juste avant d'aborder une pente en douceur, Bleue prit alors ma main comme tant d'autres fois et comme plus jamais elle ne fit par la suite.
La neige était épaisse qui ensommeillait tout et bercés d'illusions mes rêves s'endormaient sans que j'en fus conscient.
Funérailles de mots, de phrases dispersées au fil de deux rivières, de jours ensevelis sans couronnes ni pleurs, les ruines étouffées du château désiré couvaient d'autres prières et ne faisaient plus peur.
Refusant d'avouer avoir été complices quand le raisin naissait, quand le vent était chaud, ces vieux murs n'étaient droits que par leurs fils de lierre et se plièrent vite à la loi des Gentils.
Oubliée cette nuit sur les remparts fragiles où ils avaient vécu l'avènement d'un monde, quand les temps défilaient en cortège d'étoiles, quand la lune acceptait que nous soyons ses hôtes.

Et par ce matin froid, nous ne vîmes personne.
Pas un chat, pas une âme. Et ni oiseau non-plus et ni passant contraire.
Pas de bruits de vivants, pas un souffle de souffle, tout juste un aboiement qui revient de très loin et qu'aujourd'hui encore je m'autorise à croire qu'il exista vraiment.
Je ne vis pas non plus le manège à corbeaux qui dessinait ses cercles au-dessus de l'histoire.

Le blanc était partout, et Bleue, déjà ailleurs.
À pas de somnambule, je marchais sur ses traces. Je cheminais, songeur, n'osant que peu penser qu'elle était l'essentiel, qu'elle m'était vitale, que Bleue serait mon tout et bientôt mon plus rien.

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Nous passâmes tout près de la vieille maison qui abrita jadis quelque destin royal.
Les gens qui vivaient là n'avaient plus de noblesse. Ils étaient peu aimables et souvent assez prompts à montrer leur roture, leur chien-loup était laid et il aboyait rauque. Mais en ce jour blafard ils ne parurent pas. Ni l'humain, ni le dogue. On ne vit non pas plus le petit âne gris qui accrochait souvent sa robe au barbelés, le bouclé le plus sain de cette triste engeance.

Juste après la bâtisse, le chemin descendait et formait un virage.
Comme il était dans l'ombre bien plus que tout le reste, le verglas invitait à l'impromptue glissade. Nous nous fîmes plus lents le temps de trente mètres.

Le terrain communal qui, selon les saisons, accueillait le football ou les gens du voyage n'avait pas échappé au nappage hivernal. Un canette vide d'un soda bien connu émergeait de la neige. C'était l'unique point de couleur rouge vif dans tout le périmètre.
Derrière le parvis de pelouse cachée, les arbres en palissade protégeait la rivière et ses plages en galets.
Bleue s'y rendait parfois avec son petit blond. Je dus y aller deux fois.
À deux et puis à trois.
Jamais je n'irai seul.

Puis nous longeâmes ensuite l'imposante structure de l'usine rouillée qui se tassait à gauche. Enfin nous abordâmes la route principale qui nous mènerait droit au lieu où nous allions. Pas voiture qui vive, pas une bicyclette qui se seraient commises à tracer leurs sillons.

Ce n'est que bien plus tard que je saurai le nom du pont sur la rivière.
Depuis plus de cent ans, les habitants du lieu appelaient le passage, "Le Pont des Amours".
À mi-temps de l'ouvrage je poussais de ma botte un gros glaçon sali. Il chuta lentement dans l'eau en contre-bas entrainant avec lui une pincée de poudre. Nous reprîmes la marche par la petite côte qui s'amorçait après.

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